Ce portrait qui respire l’enthousiasme et la joie de vivre, est celui d’un médecin allemand du XIXème et début XXème siècle, Ludwig Rehn. Totalement inconnu du grand public (et des médecins), il n’est connu que des chirurgiens cardiaques et thoraciques, dont il ne faisait même pas partie. C’est le premier à avoir réussi une opération en urgence pour plaie du coeur.
Ludwig Willhelm Carl Rehn est né le 13 avril 1849 à Bad Sooden-Allendorf, dans le Land de Hesse en Allemagne. Il est le plus jeune d’une famille de 5 enfants. Il étudie la médecine à l’université de Marburg de 1869 à 1874.
Il s’engage volontairement dans la guerre franco-prussienne de 1870. Il reçoit son doctorat en 1875 à Marburg et débute sa carrière à Griesheim près de Francfort, puis plus tard à Rödelheim.
Il pratique la première thyroïdectomie en 1880. A partir de 1886 il exerce à l’hôpital de Francfort.
En 1895, il fait le lien entre des tumeurs de vessie et les ouvriers des usines d’aniline. Mais le rôle des amines aromatiques dans le développement du cancer de vessie ne sera prouvé qu’à partir de 1950.
En 1896, alors qu’il est bien connu pour ses travaux sur la thyroïde et l’appendice, se produira l’opération cardiaque qui ouvrira la voie de la chirurgie cardiaque.
En 1914, il est nommé professeur de chirurgie à l’université de Francfort, et membre du comité scientifique de la Kaiser Willhelm Académie de Berlin. Pendant la première guerre mondiale il sert comme chirurgien général.
Il meurt en 1930.
Il existe un prix Ludwig Rehn depuis 1974 en Allemagne qui récompense les travaux scientifiques en chirurgie. Une rue porte également son nom à Francfort.
Qu’on le précise bien dès le début, Rehn n’est pas réellement le père de la chirurgie cardiaque, ce n’était pas sa spécialité et à cette époque, la chirurgie cardiaque n’existait tout simplement pas. Ce n’est pas que des tentatives n’avaient pas été faites, surtout en traumatologie, mais il était admis que le coeur n’était pas accessible à la chirurgie et que tout blessé cardiaque allait fatalement décéder. Du coup on ne parle même pas de chirurgie programmée pour les valvulopathies ni même de revascularisation myocardique.
En 1801, un chirurgien espagnol, Francisco Romero a réussi un drainage péricardique chirurgical, et présentera ses travaux en 1814. En 1810, dans la grande armée de Napoléon, Larrey avait essayé de sauver quelques soldats blessés à la poitrine mais n’y était jamais parvenu. Il avait cependant réussi à drainer le péricarde. Dupuytren avait tenter d’opérer le duc de Berry poignardé devant les marches de l’Opéra en 1820 mais ça n’avait pas marché non plus. Theodore Billroth disait même que « le chirurgien qui tenterait de suturer une blessure du coeur perdrait le respect de ses collègues » (on peut être un grand chirurgien et dire de sacrées conneries). Stephen Paget disait en 1896 que « la chirurgie du coeur a probablement atteint les limites imposées par la nature à toute chirurgie. Il n’est pas de méthode ou de découverte nouvelle qui puisse compenser les troubles inhérents à toute blessure du coeur ». 1896 est justement l’année où Rehn, non-chirurgien cardiaque ou thoracique, va se distinguer et donner tort à Paget (comme quoi on peut être un grand chirurgien et un piètre prophète).
Le 7 septembre 1896 à Francfort, Wilhem Justus, un jeune jardinier de 22 ans, sort d’une soirée arrosée, et au cours d’une rixe, est grièvement blessé au thorax d’un coup de couteau. Il est découvert dans la rue par des policiers qui l’amènent à l’hôpital dans la nuit du 8. Sa plaie mesure 1,5 cm et est située entre la 4e et la 5ème côte, ce qui lui ôte toute chance de traitement. La limite de la matité cardiaque s’est déplacée à droite, les bruits du coeur sont audibles et le murmure vésiculaire paraît normal. On le place donc dans un lit d’hôpital en attendant qu’il décède. Au matin le jeune homme est, certes, extrêmement affaibli, mais toujours pas mort, il va même un peu mieux. Il présente des signes d’hémothorax du côté gauche. On prescrit des applications de glace et des injections de camphre. Le 9, l’état se dégrade, le pouls est faible et irrégulier, la matité cardiaque s’est agrandie, le blessé est polypnéïque. Une ponction pleurale ramène du sang noir.
Rehn qui est chef du service de chirurgie de l’hôpital, de retour de voyage, le voit alors et tente l’opération bien qu’il ne sache pas quel organe est touché et provoque l’hémorragie : coeur, poumon, gros vaisseaux, artère intercostale ou mammaire interne. Son assistant Siegel détermine avec une sonde que le trajet de la plaie se dirige vers le coeur. Il pratique une thoracotomie gauche centrée sur la plaie avec une incision de 14 cm, résèque la 5ème côte, observe l’intégrité de l’artère mammaire interne et incise la plèvre, libérant l’hémothorax et explore le péricarde qui présente une petite plaie. Il évacue un hémopéricarde majeur et trouve une plaie du ventricule droit de 1,5 cm de long, qu’il obture au doigt et suture au fil de soie. Il procède à un nettoyage de la cavité pleurale, draine le péricarde et la plèvre, repositionne la côte avant de refermer le thorax. Et le blessé survit. Le 19, il est fébrile car il présente un empyème thoracique que Rehn draine, alors que le péricarde n’est pas infecté. Pour la petite histoire, Justus avait été auparavant réformé de l’armée allemande pour « arythmie cardiaque ».
Rehn en fit le rapport à la Société médicale de Francfort puis au Congrès international de chirurgie de Berlin, accompagné de Justus. Sa publication commence d’ailleurs presque comme une excuse : « dans le cas désespéré d’une plaie par couteau du ventricule droit, je fus forcé d’opéré … il n’y avait pas d’autre option pour moi que d’ouvrir, avec le patient allongé devant moi, saignant jusqu’à la mort. Après une lecture du cas qui va suivre, le chirurgien pourra se placer lui même dans ma position. Bien que l’on eut aimé avoir eu le temps d’examiner le problème, ceci demandait une solution immédiate … ».
Rehn exécutera par la suite 124 tentatives de sutures cardiaques sur des plaies du thorax par arme blanche, avec 60% de mortalité, qui contraste avec les 90% de l’époque précédente. En 1945, ce taux baissera à 50%.
Mais peu de chirurgiens se risquèrent à reproduire ce genre d’exploit pendant 20 ans. En avril 1897, un chirurgien italien Antonio Parrozzani (1870-1930) suturera une plaie du ventricule gauche à Rome. Son patient, un homme de 32 ans avait été poignardé au niveau du 7ème espace intercostal gauche. La décision d’opérer intervint 5 heures après le traumatisme. Une plaie du péricarde sur 2,5 cm fut observée et agrandie pour observer la plaie cardiaque de 2 cm de long. Parrozzani la sutura alors et l’opération était terminée en 75 minutes.
Après cela, il est difficile de savoir exactement les statistiques des opérations sur des plaies du coeur, car tous les cas n’ont sans doute pas été enregistrés. Il y a un registre consultable sur le site Annals of thoracic surgery.
En réalité, l’expérience d’une chirurgie cardiaque en urgence se serait probablement déroulée dans ces années là, et dans ce genre de situation. En 1868 Fischer avait publié une étude des plaies cardiaques en montrant que 10% des blessés pouvaient survivre. En 1874, Moritz Schiff décrit sur cadavre, la technique de thoracotomie à réaliser avec compression de l’aorte et massage cardiaque interne pour la réanimation des arrêts cardiaques. En 1882 et 1895, expérimentalement la suture de plaie cardiaque avait été réalisée et une cardiorraphie tentée en 1895 mais sans succès. En 1891, Henry Dalton est le premier à réparer une lésion péricardique, alors que la plaie initale paraît juste avoir lésé une artère intercostale entrainant un hémothorax. Il n’y a pas de plaie cardiaque décrite dans son rapport. En 1893 à Chicago, Daniel Hales Williams en soigne une également, mais l’exploit ne sera divulgué qu’en 1897. Williams ligature l’artère mammaire interne qui saigne, suture la plaie péricardique, observe une minime plaie cardiaque mais n’y touche pas car elle ne saigne pas. En 1895 à Oslo, Axel Cappelen suture une plaie du ventricule gauche chez un blessé par arme blanche, mais le patient meurt 2 jours plus tard, non pas des conséquences de la plaie, mais d’un infarctus. L’autopsie montrera que la suture avait tenu.
Mais pour beaucoup le seul traitement raisonnable était conservateur et assez variable (voire complètement fantaisiste) : application de sangsues, venesection et drainage de la plaie pour évacuer « les fluides » en provenance du péricarde.
En 1901, Christian Igelsrud, un chirurgien norvégien réalise un massage cardiaque interne chez une femme de 43 ans et le coeur repartit. En 1908, Trendelenburg décrit l’embolectomie d’urgence dans l’embolie pulmonaire, qui à cette époque échoue quasiment à chaque fois.
En 1925, Henri Souttar réalisera la première intervention programmée, sous forme de commissurotomie à coeur fermé, qui ne sera pas suivi d’autres tentatives.
Ferdinand Sauerbruck en 1931 opèrera, presque forcé un anévrisme cardiaque, qui avait été pris pour un kyste pulmonaire. En 1938, aura lieu la première fermeture de canal artériel par Gross et en 1944, le traitement d’une coarctation de l’aorte par Nylin et Crafoord, ainsi que l’opération de Blalock basée sur les travaux d’Helen Taussig, pédiatre, sur les anomalies congénitales des « bébés bleus » de la tétralogie de Fallot.
Il manque encore beaucoup de choses alors pour donner pleinement essor à la chirurgie cardiaque, en particulier du côté de l’anesthésie-réanimation, mais aussi du matériel puisque l’écarteur type Finochietto ne sera mis au point qu’au début du XXe siècle, mais un tabou chirurgical était levé. Le coeur de l’homme n’était plus inaccessible.
Ludwig Rehn (anglais) , Ludwig Rehn (allemand) , Daniel Hale Williams , Henry Dalton , Alex Cappelen , Wikipedia
Histoire illustrée de la cardiologie , Editions DaCosta
Ludwig Rehn, the mitral valve (avec la publication de Rehn en allemand sur l’intervention)
Ludwig Rehn, the first successful cardiorrhaphy (pdf),
Suturing of Penetrating Wounds to the Heart in the Nineteenth Century: The Beginnings of Heart Surgery , Annals of thoracic surgery
Pubmed pour « Ludwig Rehn » (abstracts)
When did cardiac surgery begin ? (abstract)
The first suture closures of cardiac wounds, The evolution of cardiac surgery (Google preview)
Moritz Schiff and the history of open-chest cardiac massage (abstract)
Un exemple actuel de suture cardiaque en urgence