Ceci est la suite du cas clinique présenté précedemment de ce jeune homme présentant une angine ulcéro-nécrotique unilatérale.
On peut d’ores et déjà éliminer un certain nombre de propositions : la rage sur la notion d’hypersalivation, le lupus (je n’ai pas notion de possibilités d’angines surtout ulcérées dans les maladies de système), la tuberculose (déjà vu citée dans des références rareté ?), la parotidite, l’aphtose.
Les angines citées qui ne sont pas ulcéro-nécrotiques : angine à streptocoque, Duguet, herpès, MNI, diphtérie.
Abcès amygdalien, phlegmon non là ça n’y ressemble pas à ce stade.
Beacoup de maladies infectieuses peuvent s’accompagner d’une angine ou d’une pharyngite mais pas sous forme ulcérée donc l’infection à VIH en tant qu’entité autonome responsable de l’angine ne serait pas vraiment plausible pour un cas survenant aujourd’hui. En tant que terrain, surtout au stade SIDA avec une infection opportuniste ORL, oui possible.
L’angine de Vincent est un diagnostic à garder. L’éruption de la dent de sagesse non pas en soi, mais en créant une lésion de voisinage propice à l’infection fusospirillaire pourquoi pas. Une plaie buccale pourquoi pas, mais directement sur l’amygdale, c’est pas de chance. Le mercure, je crois qu’on est allé trop loin dans les hypothèses.
La syphilis avec un chancre amygdalien est tout à fait possible. Le gonocoque donnerait plutôt une pharyngite qu’une ulcération amygdalienne. Pour le chancre mou je n’ai pas de notion d’atteinte orale.
En apparence hors contexte, il faut garder à l’esprit une tumeur localisée à l’amygdale, et les angines au décours des hémopathies ou neutropénies.
Je vous laisse la réponse détaillée de Louis Ramond devant ce tableau pas si classique que ça notamment sur le plan de l’évolution. Rappelez vous cependant qu’on est en 1930, que les livres de l’époque ne cherchent pas forcément des cas « dingues » et que les antibiotiques n’existant pas encore, le traitement est forcément un peu particulier.
« Quel diagnostic convient-il de porter ici ?
Le médecin traitant me laisse le choix entre trois hypothèses :
1° le phlegmon de l’amygdale ; 2° la diphtérie ; 3° l’angine de Vincent.
Effectivement, elles sont toutes les trois possibles.
Il convient même de leur en adjoindre une quatrième : le chancre syphilitique de l’amygdale, hypothèse à laquelle mon confrère, parent du malade, s’est refusé à s’arêter pour des raisons de sentiment très compréhensibles.
Je discute donc ces quatre diagnostics.
1° Je commence d’abord par écarter celui d’angine diphtérique.
En effet l’aspect diphtéroïde de la surface de l’amygdale gauche est la seule raison qui puisse suggérer l’idée d’une diphtérie possible, tandis que contre elle, plaident : l’absence de fausses membranes vraies, l’existence d’ulcérations amygdaliennes, l’unilatéralité des lésions, le non-envahissement des piliers du voile et de la luette par des fausses membranes.
2° L’unilatéralité de la fluxion et l’aspect inflammatoire et oedémateux de la tuméfaction pharyngée sont bien des caractères du phlegmon de l’amygdale. Cependant il me semble qu’il ne s’agit pas de suppuration amygdalienne, et cela pour plusieurs raisons, à savoir : l’absence complète de trismus, le peu d’importance relatif de la tuméfaction de l’amygdale qui n’est pas repoussée vers la ligne médiane et ne bombe pas dans la cavité pharyngée et, surtout, enfin, la présence d’une ulcération à surface diphtéroïde sur la muqueuse amygdalienne.
Ainsi l’hésitation se limite entre le chancre syphilitique de l’amygdale et l’angine de Vincent, affections capables l’une et l’autre de donner lieu à une angine ulcéreuse unilatérale susceptible de se recouvrir d’un enduit diphtéroïde.
3° Le chancre syphilitique de l’amygdale peut – ainsi que Dieulafoy l’a montré – débuter, assez souvent même, comme une angine fébrile fort douloureuse, et se caractériser à ce moment, comme ici, par une amygdalite érosive avec enduit pultacé. L’allure générale aiguë et douloureuse de l’affection ne permet donc pas à elle seule d’écarter tout soupçon de syphilis primaire de l’amygdale. Il y a fort heureusement d’autres arguments contre la nature syphilitique des accidents actuels : l’ulcération chancreuse est unique, tandis qu’il y a chez ce garçon de multiples érosions; on ne trouve chez lui qu’un seul ganglion satellite, et non pas la pléïade ganglionnaire habituelle du chancre amygdalien; l’amygdale, peu tuméfiée, paraît molle, et, même sans la palper, il semble qu’on puisse affirmer qu’elle n’est pas indurée. Si l’on ajoute à cela qu’il n’existe aucun antécédent vénérien suspect, et que nous ne sommes encore qu’au troisième jour de la maladie, époque à laquelle le chancre ne serait pas déjà si nettement ulcéreux, on voit que la crainte qu’il s’agisse d’un chancre de l’amygdale n’est pas justifiée. J’abandonne donc cette hypothèse, comme les précédentes, quitte à y revenir plus tard si le diagnostic d’angine de Vincent ne nous paraît pas admissible, ou si l’évolution de la maladie et la persistance malgré les traitements ordinaires des angines ulcéreuses non syphilitiques nous font à nouveau songer à un accident primaire d’origine tréponémique.
Je crois fermement que nous n’aurons heureusement pas ce chagrin.
4° L’angine de cet étudiant présente, en effet, tous les caractères cliniques de l’angine de Vincent, c’est à dire d’une angine ulcéro-nécrotique en rapport avec la pullulation sur l’amygdale de l’association de bacilles fusiformes avec des spirilles de Vincent.
Cette variété d’angine se développe chez des sujets jeunes, des enfants et surtout des jeunes gens de 20 à 25 ans, débilités ou surmenés ; or, ces conditions étiologiques sont réalisées chez cet adolescent qui vient de fournir un gros effort pour préparer un concours, subi, du reste récemment avec le plus brillant succès.
L’angine de Vincent est ulcéreuse, unilatérale ; elle s’accompagne d’une adénite sous-maxillaire, de fétidité de l’haleine et, fréquemment, de lésions concomitantes de stomatite ulcéro-membraneuse. Ces deux derniers symptômes manquent seuls ici, mais la salivation intense traduit sans doute un léger degré de stomatite, et l’absence d’ulcérations buccales et de fétidité de l’haleine est probablement la conséquence des soins minutieux de désinfection locale mise en oeuvre dès le début de la maladie chez ce jeune homme.
Le diagnostic clinique d’angine de Vincent, quelle que soit la netteté des signes sur lesquels ils se fonde, doit être toujours vérifié par le laboratoire.
Je fais donc immédiatement des frottis avec le produit de raclage de l’ulcération, et je les envoie aussitôt dans un laboratoire tout proche.
La réponse du bactériologiste ne se fait pas attendre ; elle est conforme à mes prévisions.
Sur les préparations colorées, soit par la méthode de Gram, soit la méthode de Fontana-Tribondeau au nitrate d’argent, on découvre en quantité des bacilles et des spirilles, caractéristiques de la symbiose fuso-spirillaire de Vincent.
Tous ces éléments ne prennent pas le Gram.
Les bacilles fusiformes sont des bâtonnets de 8 à 10 microns de longueur, renflés à leur partie centrale, effilés à leurs deux extrémités (comme un fuseau).
Les spirilles – ou spirochètes – sont polymorphes ; elles se présentent surtout sous deux types : ou bien, elles ont 5 à 6 tours de spires réguliers en vrille ou en tire-bouchon ; ou bien, elles sont ondulées avec des spires moins serrées et moins nombreuses.
La présence de cette symbiose fuso-spirillaire à la surface des ulcérations amygdaliennes de ce malade appuie le diagnostic d’angine de Vincent porté par la clinique. Elle ne permet, cependant, pas de l’affirmer d’une manière certaine, car bacilles fusiformes et spirilles fourmillent habituellement à la surface de toutes les ulcérations de la gorge quelle que soit leur nature : syphilitique, tuberculeuse, ou cancéreuse. On les voit, en particulier, se développer sur le chancre de l’amygdale (Dieulafoy. Letulle), ou encore vivre dans la gorge en même temps que le bacille diphtérique (Edgar Leroy).
Il est donc bon, dans un cas discutable, de compléter le diagnostic bactériologique, malgé la présence de l’association fuso-spirillaire, par la recherche du tréponème de Schaudinn à l’examen direct, par celle du bacille de Klebs-Loeffler par la méthode des cultures sur sérum de boeuf coagulé, afin d’éliminer la possibilité d’une infection associée.
L’angine de Vincent a généralement un bon pronostic car ses formes graves, bien étudiées par Castaigne, et qui peuvent entraîner la mort par septicémie à streptocoques, sont heureusement exceptionnelles.
On peut donc promettre ici la guérison, et sans doute dans des délais très courts, grâce au traitement local efficace que nous allons instituer. Il faut prévoir, toutefois, une convalescence assez prolongée, comme après une maladie sérieuse.
Je rédige l’ordonnance suivante :
1° Repos au lit et alimentation liquide (lait, tisanes, bouillon de légumes, orangeade, grogs, etc.) tant que durera la fièvre.
Reprise précoce d’une alimentation reconstituante et variée dès que l’amélioration des signes locaux et généraux le permettra.
2° Soins minutieux de la bouche et des dents.
3° Détersion, 2 ou 3 fois par jour, douce, soigneuse et à sec, de la surface de l’amygdale gauche.
Appliquer ensuite sur les ulcérations amygdaliennes, ainsi bien nettoyées, de la poudre d’arsénobenzol ou de novarsénobenzol déposée à sec, à l’aide : soit d’un insufflateur, soit d’un tampon d’ouate monté imbibé de glycérine, puis trempé dans la poudre arsénobenzolique.
Continuer ce traitement local plusieurs jours après la guérison pour éviter des rechutes.
4° Ne pas faire de lavage de gorge.
5° Contre les douleurs et les courbatures, donner de l’aspirine, pure ou caféinée, à la dose de 3 comprimés de 0 gr. 50 par jour.
EPILOGUE
En trois jours, ce traitement a amené la disparition complète de l’inflammation pharyngée et la cicatrisation de la plus grande partie des ulcérations amygdaliennes. Pourtant, la persistance de l’adénite sous-maxillaire, qui restait douloureuse, la langue toujours sale, la diarrhée tenace et le mauvais état général durable trahissaient l’existence d’un certain degré d’infection générale et faisaient craindre une complication.
Elle s’est manifestée le quatrième jour par la reprise de la dysphagie et des douleurs pharyngées, par l’apparition du trismus, par l’envahissement du pilier antérieur gauche du voile du palais par une tuméfaction oedémateuse et inflammatoire. Un phlegmon de l’amygdale se formait. On l’a ouvert le septième jour.
C’est là une complication locale, non exceptionnelle, mais rare, de l’angine de Vincent. Elle n’est pas due au bacille fusiforme, ni aux spirilles ; elle est sous la dépendance d’une infection streptococcique des tissus périamygdaliens, développée à la faveur des ulcérations pharyngées (Simonin, Castaigne, Niclot et Marotte).»
Le terrain d’un sujet jeune plutôt soigné et pas débilité a détourné certains de l’angine de Vincent. Mais en 1930, avoir une bouche soignée c’était peut être déjà une catastrophe dentaire. L’absence d’halitose a égaré aussi le diagnostic cependant c’est un signe un peu subjectif.
Le fait qu’il soit jeune et en médecine les a fait s’orienter vers la syphilis voire d’autres IST, les mauvaises langues … Mais la douleur ne collait pas avec cette hypothèse.
Les cas d’IST qui se révèlent par des lésions buccales sont connus, peut être un peu trop du fait de l’anecdote cocasse que de la réelle fréquence, et les lésions peuvent être assez variables, donc la chance d’avoir une angine à IST à mon avis est mince.
Cancer et hémopathie ne sont pas envisagées dans le livre, les tumeurs ORL sont déjà connues à l’époque mais elles sont souvent diagnostiquées à des stades très avancés. Le sujet est un peu jeune et n’a pas les facteurs de risques.
Quand à une leucémie, je pense que c’est le manque de connaissance de l’époque qui fait qu’elle n’est pas évoquée. Le cas aurait cependant signalé une aggravation constante de l’état général en particulier dans l’épilogue.
Le tableau était de toutes façons plutôt évocateur d’une infection aiguë.
Ce qui est un peu curieux c’est une fièvre quand même très élevée et une évolution vers un phlegmon alors que ce n’est pas classique. Mais là encore au début du XXème siècle, faut il vraiment en être surpris ?
La conclusion est d’ailleurs très rapide comparé à un exposé descriptif qui n’en finissait pas. Le diagnostic posé par ce médecin est il donc sûr à 100% ? Il témoigne d’une époque où on affiche une certitude arrogante dans la connaissance des signes au risque de se tromper. Mais c’était une autre époque …
Vu que le traitement est purement symptômatique, il équivaut à … ne pas traiter cette angine ! Il est difficile de trancher entre complication d’une angine fusospirillaire en phlegmon ou la préparation dès le départ d’un phlegmon amygdalien.
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Petites cliniques, Louis Ramond, éditions Masson, 1930
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Voir aussi sur le site :
Angines ulcéro-nécrotiques et l’angine de Vincent
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Très bon ! Tu m’as donné envie de fouiller les brocantes à la recherche de vieux livres cliniques 🙂
les très vieux manuels sont parfois enrichis de situations cliniques, mais il existe des recueils de cas de ce genre, et oui c’est intéressant, désuet, parfois on ne sait même pas très bien de quoi ils parlent !